« Le yoga n’aurait jamais rencontré une telle audience s’il n’avait pas comblé une attente de l’Occident »
Souvent galvaudé, le yoga n’est ni un sport, ni une religion, ni une simple technique de bien-être. Revenant sur l’histoire plurimillénaire de cette pratique, l’universitaire Ysé Tardan-Masquelier livre une histoire intellectuelle du yoga inédite et stimulante.
Entretien. Pratiqué par près de 300 millions de personnes dans le monde, le yoga est, pour nombre de ses adeptes, bien plus qu’une simple activité sportive. S’adressant à la totalité de l’être, il engage le corps autant que l’esprit. Ysé Tardan-Masquelier a dirigé Yoga. L’encyclopédie (Albin Michel, 736 pages, 39 euros), une passionnante saga du yoga qui « ne dit pas comment faire du yoga, mais comment on en a fait, qui l’a inventé et réinventé au cours d’une histoire longue, comment il a imprégné la culture indienne et pourquoi il s’est mondialisé à l’Occident », explique la spécialiste du monde indien. Récit d’une success story qui n’occulte rien des dérives, notamment marketing, dont le yoga est parfois devenu l’objet.
Que signifie le mot « yoga » ?
Dans les textes védiques, qui constituent le socle originel des traditions indiennes puisqu’ils ont été composés environ entre le XVe et le VIIIe siècle avant notre ère, ce mot désigne l’action d’atteler un cheval à un char – dans un contexte épique – ou un animal à une charrette pour voyager. Il s’agit de « mettre sous le joug », de « joindre » des énergies de telle manière qu’elles s’accordent sur un chemin unifié – « joug », « jonction » et « yoga » partagent d’ailleurs la même étymologie.
« Le mot “yoga” sera associé à l’idée de discipline intérieure, de chemin de vie »
Ce sens est très vite devenu métaphorique. Ainsi, les poètes des hymnes védiques « attellent-ils leurs pensées » pour composer le beau poème qui va voyager au loin, atteindre la renommée et la gloire. Peu à peu, le mot « yoga » sera associé à l’idée de discipline intérieure, de chemin de vie. On le rencontre dans le bouddhisme ancien, le jaïnisme et dans les premiers textes de la tradition hindoue, en particulier dans la Bhagavad-Gita, au IIe siècle avant notre ère.
Le yoga s’enracine-t-il vraiment, comme on le pense souvent, à des temps immémoriaux ?
L’historien ne peut le confirmer. Tout au plus peut-il remonter à la période de construction qui précède la naissance du yoga à proprement parler, dans le courant du Ier millénaire avant notre ère. Certains chercheurs ont fait l’hypothèse d’une forme de yoga originel autochtone qui remonterait à deux ou trois millénaires avant notre ère. A l’heure actuelle, nous l’ignorons.
En quoi consistait le yoga à ses origines ?
A l’époque védique, c’est-à-dire à la fin du IIe millénaire avant notre ère, des ascètes pratiquaient des exercices assez austères – des positions inversées ou des assises très longues, conjuguées à des exercices sur la respiration ou à des jeûnes, par exemple. Quoique rares, les témoignages sur ces ascètes deviennent plus fréquents dans les siècles qui suivent, en particulier à l’époque de l’expédition d’Alexandre le Grand (IVe siècle avant notre ère), qui aurait rencontré des ascètes en Inde. Appelés « gymnosophistes » – littéralement les « sages nus » – par les Grecs, ils étaient capables de rester très longtemps assis en plein soleil, entourés de feux augmentant encore la température, ou autres exercices héroïques.
Pour autant, ces pratiques ne sont pas encore désignées par le terme de « yoga » mais par celui de tapas, qui signifie l’ascèse, l’ardeur ascétique. Yoga garde plutôt son sens de discipline de vie, de sagesse, tel qu’on le retrouve dans la Bhagavad-Gita, et surtout dans le grand texte fondateur du yoga, les Yogasûtra, composés vers les IIIe-IVe siècles de notre ère.
Ce corpus ne parle quasiment pas des postures ni de la respiration : seuls trois aphorismes concernent les postures, trois autres la respiration. En réalité, la posture de base est la position assise. L’objectif du yoga étant d’atteindre des états méditatifs et de pouvoir y rester longtemps, il convenait de trouver la position la plus stable et aisée possible – celle du lotus, par exemple.
A quel moment les asanas, ces postures si emblématiques du yoga, ont-elles commencé à se développer ?
Apparemment assez tard, au début du IIe millénaire de notre ère. Il y a alors convergence entre les exercices ascétiques et la philosophie du yoga, donnant naissance à une sagesse qui s’incarne, qui en passe par le corps. Des exercices posturaux, respiratoires ou de visualisation d’un espace subtil interne, dans le corps, vont peu à peu se développer. Le tout donnera naissance au hatha yoga, qui s’est formé entre le XIIIe et le XVe siècle.
« La plasticité métaphysique du yoga fait qu’il a pu s’adapter à l’univers musulman ou chrétien aussi bien qu’à des univers athées»
A partir de cette base, une grande diversification va s’opérer : certaines écoles d’ascètes imprimeront leur marque en proposant des séquences diverses de postures. Les soufis musulmans vont se montrer particulièrement intéressés et se saisiront du vocabulaire postural et respiratoire des yogis. Puis ce sera le tour des Occidentaux à partir du XIXe siècle.
On a beaucoup l’idée, en Occident, qu’il s’agit d’une forme de « spiritualité laïque », pour le dire de manière anachronique. Qu’en est-il réellement ?
C’est effectivement anachronique, le monde indien ignorant ce qu’est la laïcité jusqu’au XXe siècle. Néanmoins, la dimension philosophique du yoga fait qu’il n’est pas nécessairement ancré dans une religion. S’il existe un yoga dévotionnel, en particulier voué au dieu Shiva, toute une réflexion métaphysique développée notamment dans les Yogasûtra n’implique pas, quant à elle, la vénération d’une divinité. Cela crée donc une certaine plasticité métaphysique qui fait que le yoga a pu s’adapter à l’univers musulman ou chrétien, aussi bien qu’à des univers athées.
Quel rôle joue le souffle, et pourquoi est-il si fondamental dans cette discipline ?
Les premiers expérimentateurs, les ascètes dont je parlais tout à l’heure, ont compris qu’il existe une relation entre le souffle et les émotions. Lorsque le mental est agité, il se disperse, et la respiration est agitée elle aussi. Inversement, quand on calme le rythme respiratoire, cela produit un effet sur le mental et les émotions.
Ensuite, la respiration n’est que le reflet au niveau de l’individu de quelque chose de beaucoup plus universel : le souffle de vie, cette aspiration vitaliste qui fonde l’existence de l’univers. Il y a un continuum entre le corps humain et le cosmos, qui sont animés des mêmes souffles – ce pourquoi la fonction respiratoire de l’être humain a été fortement investie.
Par quelle alchimie l’enchaînement des postures peut-il, dépassant la simple gymnastique, favoriser l’apaisement du mental ?
L’enchaînement des postures ne se justifie que s’il introduit l’ensemble de l’organisme humain dans un rythme fluide qui l’apaise. La médiation de la respiration est donc indispensable.
On peut bien sûr pratiquer le yoga comme une gymnastique raffinée, afin d’apporter un équilibre sur le plan physiologique. Mais, en réalité, il joue sur plusieurs octaves. Très vite, même si l’idée d’une séparation du corps et de l’esprit est mise en avant par notre rationalité occidentale, le pratiquant se rend compte que ces derniers sont intimement liés. Travailler sur le corps avec le fil du souffle agit nécessairement sur l’esprit.
« Ce qui distingue le yoga d’une gymnastique raffinée, c’est son ouverture vers un niveau de perception plus subtil »
D’autres octaves, qui correspondent à ce qu’on pourrait appeler de manière large la quête de sens, peuvent ensuite se dévoiler. Par conséquent, ce qui distingue le yoga d’une gymnastique raffinée, c’est son ouverture vers un niveau de perception plus subtil, vers une forme de transcendance, même si elle n’est pas nécessairement religieuse.
Comment expliquer que les sages de l’Inde ancienne aient eu l’intuition d’une sagesse par le corps, quand l’Occident a tendance à mettre l’accent sur le mental, l’intellect ?
On ne peut répondre à cette question que par des hypothèses. Les écoles de sagesse indiennes et les écoles de sagesse grecques sont très proches sur le plan du questionnement philosophique et de la métaphysique.
Pourtant, les sagesses grecques ont eu tendance à laisser le corps de côté, à le renvoyer au gymnase ou aux olympiades, alors que l’Inde a fait fleurir l’expérience spirituelle à partir du corps. Pourquoi ? Il est impossible d’y répondre. De fait, il y a quelque chose de très asiatique dans cette mise en relief du corps, que l’on retrouve en Chine dans le taoïsme, au Japon, en Corée, au Tibet… Cette grande coupure entre corps et esprit, qui nous vient des Grecs, n’a certainement pas eu lieu en Asie.
Marginale pendant des millénaires, voire élitiste, la pratique du yoga est devenue universelle. Pourquoi ?
Au fil des siècles, une ouverture des lignées de yogis à la société s’est produite en Inde. Réservé un temps aux brahmanes et aux ascètes, le yoga commence à intéresser les princes moghols et les rajas hindous du XVIe au XIXe siècle. Par effet de mimétisme, cet intérêt s’est ensuite élargi à une population bien plus large.
A partir du XVIIe siècle, nombre de yogis vont devenir les maîtres spirituels des hommes dans le monde. Il y a donc eu un mouvement continu, à partir du milieu du IIe millénaire de notre ère, d’ouverture et de « vulgarisation » du yoga. Les gourous qui sont venus en Occident à partir du XIXe siècle, à l’instar de Vivekananda (1863-1902), s’inscrivent dans le sillage de ce mouvement.
Mais le yoga n’aurait sans doute jamais rencontré une telle audience, en dehors de cercles extrêmement restreints, s’il n’avait pas comblé une attente de l’Occident. Lorsque les premiers gourous arrivent à la fin du XIXe siècle, des mouvements critiquant la modernité comme étant trop rationnelle, trop matérialiste, insuffisamment humaniste, traversent déjà les sociétés occidentales. Cette modernité qui a enfanté la révolution industrielle ne répond pas à certains besoins essentiels, de bien-être et de spiritualité.
En somme, le yoga est arrivé en Occident au moment où une forme de désillusion s’est manifestée quant à la modernité. Ainsi, les transcendantalistes américains, les spiritualistes issus du romantisme allemand, les théosophes se sont mis à chercher ailleurs des sources de résilience, de régénérescence, en se tournant vers l’Asie.
Selon une récente enquête menée par le Syndicat national des professeurs de yoga, 10 millions de Français ont pratiqué le yoga au cours des trois dernières années, soit une augmentation de 300 % en dix ans. Faut-il se réjouir de cette démocratisation du yoga, ou s’inquiéter du risque de le voir galvaudé ?
Le yoga est, d’une certaine manière, déjà galvaudé. Ce que cette enquête fait ressortir, c’est l’ampleur du phénomène yoga en France, puisqu’un cinquième des Français adultes pratiquent ou ont pratiqué le yoga ces trois dernières années.
On retrouve sous l’appellation de yoga toutes sortes de pratiques, dont certaines s’avèrent en réalité très incohérentes. La seule façon de répondre à cette dispersion très caractéristique de la mondialisation, c’est d’en sortir par le haut en mettant l’accent sur deux éléments fondamentaux : la formation des enseignants, et le respect d’un code de déontologie. Ces deux outils existent et sont le fruit d’un travail d’une vingtaine d’années, commencé avant les années 2000.
Aujourd’hui, il s’agit de mieux faire connaître ces deux outils, pour qu’ils s’imposent progressivement. Par exemple, il est anormal qu’on prétende former un enseignant de yoga en un seul séminaire de quarante heures. Certes, le professeur de yoga n’a pas à être omniscient, mais il est tout de même porteur d’une discipline plurimillénaire, dont il se doit de connaître l’histoire.
Il devrait aussi avoir des connaissances en anatomie, en psychologie, connaître ses limites. Le professeur de yoga doit en outre mener un travail sur lui-même, de façon que la relation entre l’enseignant et l’élève soit juste et sécurisée. Si 10 millions de Français font du yoga ou en ont fait récemment, il faut qu’ils soient en confiance. Nous devons donc continuer à mieux expliquer et mieux former.
Le dernier rapport de la Miviludes, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, met justement en garde sur de potentiels risques de dérives sectaires associés à cette pratique. Qu’en dites-vous ?
Comme dans beaucoup de disciplines, il y a une relation souvent forte entre l’enseignant et celui qui se met à l’école de cette pratique. Les risques de dérives sont tout aussi forts, et c’est donc à juste titre que la Miviludes les pointe, que ces dérives soient intentionnelles ou non : volonté d’exercer une emprise, inexpérience des enseignants, etc.
Une autre menace sur le yoga n’est-elle pas son instrumentalisation à des fins politiques en Inde ?
Absolument. Il faut suivre de près ce qu’il se passe en Inde, le pays étant actuellement dirigé par une nébuleuse d’hommes politiques qui ont été élevés dans la perspective d’un nationalisme hindou – celle d’une Inde qui, tout en restant démocratique, puiserait son identité dans la religion majoritaire, l’hindouisme.
Cette pulsion identitaire, qui existe du reste ailleurs qu’en Inde, a un impact sur le yoga. En effet, ce dernier fait figure de vitrine non violente du nationalisme, utilisé comme un instrument de séduction. En 2015, le premier ministre indien Narendra Modi a obtenu des Nations unies que soit célébrée une Journée internationale du yoga, chaque 21 juin. Si de très nombreux pratiquants à travers le monde s’associent à l’événement, il faut prendre garde à cette instrumentalisation du yoga par des forces qui sont étrangères à sa philosophie.
Vous écrivez que le yoga est une « école de sagesse ». En quoi cette école de sagesse reste-t-elle pertinente pour notre temps ?
Le yoga est plus pertinent que jamais, me semble-t-il, car la modernité dans laquelle nous vivons est complexe et nous désoriente. Il permet de se recentrer, de mettre de l’ordre dans son organisme physique et psychique – pour en revenir au sens ancien de « yoga », celui d’atteler ses énergies afin de marcher sur un chemin. Le yoga est une voie. Avoir une discipline aujourd’hui, en cette période de transformations rapides, déroutantes, me paraît extrêmement précieux.
Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui souhaite s’initier au yoga ?
Qu’il demande à son enseignant où il a été formé, ne pas s’en remettre à n’importe qui, et aussi cultiver la patience. S’il arrive que l’on soit enthousiasmé dès le premier cours, le yoga s’apprivoise souvent petit à petit. Il infuse dans le corps et travaille en profondeur. Il faut avoir la patience de pratiquer régulièrement pendant trois à six mois pour commencer à ressentir des effets sensibles.
S’il existe des centaines de manuels sur cette discipline originaire de l’Inde ancienne, qui s’attardent sur l’art et la manière de tenir les célèbres asanas – ou postures –, une histoire intellectuelle du yoga faisait défaut dans le paysage éditorial français.
Cette lacune est aujourd’hui comblée par Albin Michel, qui vient de publier Yoga. L’encyclopédie. Vaste somme illustrée par une riche iconographie (deux cents illustrations couleurs), ce titre a rassemblé une soixantaine de contributeurs des quatre coins du monde, sous la direction d’Ysé Tardan-Masquelier, docteure en histoire et anthropologie des religions, spécialiste du monde indien, et directrice de projets à l’Ecole française de yoga (Paris).
Historiens, anthropologues, sociologues, philosophes, ethnologues ou professeurs de yoga éclairent de manière particulièrement novatrice l’histoire de cette pratique sur la longue durée, du berceau indien à sa mondialisation exponentielle à partir du XIXe siècle. L’ouvrage intéressera autant les experts en salutations au soleil que ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un studio. Car, en racontant l’extraordinaire épopée de cette pratique autrefois marginale, devenue phénomène de société à l’échelle planétaire, ce livre nous parle aussi de nous.
« Yoga. L’encyclopédie », sous la direction d’Ysé Tardan-Masquelier. Albin Michel, 736 p. et 200 illustrations en couleurs, 39 € jusqu’au 31 janvier 2022 puis 49 €.
Virginie Larousse